L'étendue blanche de Bifröst différait de Cogstrom dans bien des manières ; avait noté Vilkas à son arrivée. Pas de sable, pas de grands canyons. Juste de la roche, de la neige. Et un blizzard.
Vilkas n'était qu'un bambin. Six fois, c'était le nombre de fois que Cogstrom est passé devant cette étoile bien trop rouge. L'étoile géante que Vilkas adorait regarder.
Il était haut comme trois pommes, Vilkas, portant une cape bien trop grande pour lui. Il ne comprenait pas trop ce qui se passait. Le voyage avait été éprouvant. Pourquoi devait-il se poser ici ? Une terre inconnue, perdue dans toutes ces étoiles. Vilkas était déjà rêveur à l'époque, lui s'imaginait atterrir dans une plaine verdoyante, aux boutons de fleurs prêts à découvrir le monde comme lui le faisait. Un soupir. Seule la déception bourgeonnait, là, rien d'autre.
Et puis, après quelques mètres, comme si le blizzard l'avait balayé, comme si le froid l'avait manipulée, cette déception se mua et curiosité. Tiens, une bestiale ? C'était à cela qu'ils ressemblaient ? Étrange.
Debout sur un flanc rocailleux de la montagne, son aisance dans cette position indiquait clairement qu'elle était bipède. Pas vraiment très grande, elle ressemblait à une louve, mais semblait trop frêle pour en être vraiment une. Oh, sa chevelure d'encre s'apparentait à la crinière bleue de cobalt de Vilkas. Oh, ses yeux topaze cherchaient à se joindre à ceux, semblables, de Vilkas.
C'était naïf, et bien dangereux, maintenant qu'il y pense, mais ce sont ces simples ressemblances qui avaient attiré le jeune Vilkas vers la bestiale ; comme un papillon de nuit se laissait leurrer vers une flamme.
Et cette flamme, cette flamme, Vilkas ne cessa de la suivre. Elle l'entraîna sur des chemins tortueux, des routes dangereuses. Cette flamme au nom de « mère » le poussait à lui emboîter le pas, au point où Vilkas ne se souvenait même plus de ce qu'on lui avait dit, à Cogstrom. Lorsqu'il traversait l'immensité des plaines enneigées, la flamme loin devant lui, il tentait de se plonger dans certains souvenirs, mais il ne se remémorait que des doigts rugueux de son père. Rugueux et doux à la fois, comme s'ils étaient porteurs d'une certaine chaleur, rassurante et réconfortante...
La même chaleur que la flamme ; sa mère.
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« Je suis étonnée qu'il ait gardé ce prénom. Je pensais qu'il allait te nommer, je sais pas, SPV-201. »
Vilkas leva les yeux vers sa mère, puis haussa les épaules. Une éternité s'était passé, il avait l'impression. Les nuits se sont enchaînées en une vitesse folle, Vilkas avait grandi sans vraiment s'en rendre compte, et les cicatrices se sont multipliés. Les combats, les guerres de territoires ; on s'accoutumait vite à la violence en ces lieux, même lorsqu'on donnait l'impression de n'être qu'un enfant, peut-être un jeune pré-pubère, tout au plus.
La mère arrachait de ses crocs le peu de chair qui restait collé à un os en attendant une réponse. L'entrechoquement résonnait dans cette clairière, brisant le silence avant que la voix de Vilkas ne le fasse.
« Il m'a dit que t'as choisi ce nom, que t'aimais bien, mais sinon, je sais pas trop, tu sais. Je me souviens plus trop de lui, vraiment. »
Au tour de sa mère de hausser les épaules. « Ton père était quelqu'un de bon. Mais Cogstrom, tu sais, c'est pas vraiment pour nous. Toi peut-être que tu tenais, quand t'étais petit, mais il se demandait pour combien de temps, et moi aussi. »
Ce fut tout ce que sa mère lui révéla sur son père oublié.
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Cette nuit-là, son cristal reflétait les aurores boréales. Les étoiles se mettaient en retrait, seules quelques planètes lointaines envoyaient des signaux rougeâtres. C'était une nuit que Vilkas adorait. Dans le silence, loin de toute forme de vie. Sa mère dormait, assez loin de là, mais en même temps assez près, comme si elle tentait de laisser son fils prendre une certaine indépendance sans pour autant le lâcher complètement. Vilkas l'ignora et se concentra sur le ciel et son spectacle fascinant.
Vilkas se demandait s'il pouvait toucher, du bout des doigts, ces aurores éphémères. Oh, bien sûr, son côté rationnel lui criait que c'était impossible à moins qu'il ne veuille mourir, mais Vilkas l'ignora comme il ignora sa mère. Il se perdit dans ses songes tout en contemplant les étoiles, espérant qu'il aurait l'occasion d'aller visiter une autre planète, ou même de rentrer à Cogstrom, revoir son père, qui n'est plus qu'un nuage de poussière émeraude dans sa tête, et lui demander pourquoi, pourquoi il avait envoyé alors un trop jeune Vilkas, seul, sur une planète hostile. Il avait la sensation que les conditions climatiques de Cogstrom n'étaient pas les seules raisons de son voyage forcé.
Vilkas s'étendit sur l'herbe fraîche. L'idée de partir devint rapidement une obsession. Les attaques quotidiennes, les dangers de Bifröst... Vilkas avait parfois du mal et se lassait de tout cela, après ces quinze années passées sur cette planète.
C'était comme vivre la même journée, encore et encore, à jamais.
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« Dis-moi, gamin, ce truc-là, c'est quoi ? »
C'était un bestial, une sorte de serpent bipède, grotesque caricature d'un lézard. Il s'était imposé à Vilkas et sa mère pendant une partie de leur périple vers des contrées plus calmes. Sa mère ne s'était pas vraiment montrée hostile, après tout, c'était un lézard, la seule chose qu'il pourrait faire, c'est perdre sa queue. Rien de bien méchant.
Mais ce lézard observait maintenant avec une étrange curiosité le cristal luisant logé dans le cou de Vilkas. Vilkas lui lança un regard noir, et resserra le col de sa cape rafistolée autour de son cou, comme s'il se protégeait d'un courant d'air invisible. Il tenta, en même temps, de repérer sa mère par odorat, mais n'étant pas vraiment bestial, ses sens étaient beaucoup plus limités. Il ne reconnut qu'un léger parfum. Sa mère n'était pas loin, mais où ? Il n'arrivait pas à la localiser et cela le frustrait.
Même presque adulte, Vilkas était tenté de beugler « maman ! » au plein milieu d'une montagne plus ou moins peuplée de bestiaux. « Asgarôr », l'immonde lézard s'était écrié lorsque Vilkas avait froncé les sourcils, méfiant, devant cette muraille de pierres.
Vilkas soupira et plongea sa tête dans sa main. Ce n'était pas la première fois qu'on lui posait cette question. Cette étrange gemme attirait une certaine curiosité, ou sinon, une crainte. Dans tous les cas, soit les gens tentaient d'en savoir plus, soit ils partaient en lançant des regards inquisiteurs.
« Tu sais, j'en ai entendu parler. Des créatures s'en vont, d'autres viennent. Et parfois, on parle d'un mioche au cristal logé dans son cou. »
C'est vrai que malgré son âge, Vilkas apparaissait comme quelqu'un d'assez jeune. Cela ne l'empêcha pas à grogner comme sa mère lui apprit. Les bestiaux sont avides, et tu es la seule gemme de cette planète, avait-elle déclaré à mi-voix.
C'était une mise en garde, mais également le seul compliment que sa mère lui fit.
Le lézard finit par s'enfuir avec une patte en moins.
Et Vilkas gagna trois nouvelles cicatrices.
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Une vie nomade sur Bifröst était une vie épuisante, Vilkas en avait conclu lorsqu'il s'étendit sur le sol. Il jeta un regard à sa mère, déjà assoupie. Il sourit à lui-même et se mit à compter les myriades d'étoiles qui se présentaient devant ses yeux.
Il voulait partir.
Habiter sur une autre planète et prévoir des projets, cesser de vivre au jour le jour. Voir un futur et trouver des réponses. Peut-être retourner à Cogstrom. Mais peut-il laisser sa mère ? Elle a été son phare pendant presque vingt ans, la lumière qui l'a guidé pendant tout ce temps. Il était toujours ce papillon de nuit suivant aveuglément la flamme qui se présentait devant lui, incapable de s'éloigner.
Il était dépendant de sa mère. Il l'aimait et la respectait. Mais c'était aussi elle qui l'emprisonnait sur cette planète. Vilkas se mordit la lèvre inférieure, perdu dans ses pensées. Avait-il le droit de s'en aller, après avoir pris tant de temps à sa mère ?
« Tu dors pas ? »
Sa mère s'était allongée sur son ventre, sa tête posée sur ses bras croisés. Elle sourit quand Vilkas haussa les épaules. Il se tourna vers elle et, après une certaine hésitation, se mit à parler, la gorge sèche.
« Tu as vu Asgarôr, c'est dégueulasse. J'ai cru qu'on pourrait peut-être y vivre mais tu as vu comment c'est ? J'ai remarqué qu'à Bifröst, on vit soit dans la misère de cette... ville, soit dans les ruines comme des rats, soit en tant que nomade, et c'est pas mieux, je suis fatigué de tout ça, je veux retourner à Cogstrom, je suis sûr qu'ils peuvent avoir des dispositifs pour toi, tu sais, comme ça tu vivras bien avec papa, et...
- Et rien du tout, » sa mère l'interrompit. « Rien du tout. Cogstrom n'est pas pour nous, d'accord ? »
Vilkas ne chercha pas à étendre la conversation et ferma les yeux, laissant l'obscurité totale masquer les étoiles et les planètes.
Pulsar, Pulsar... ! Chaque planète que tu offres n'est qu'un espoir de plus.
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Un train passait. Non, il était tout proche. Pourquoi le sol bougeait ? Pourquoi ce mal de crâne ? Vilkas grogna, sa main vint toucher sa tête. Rien. Une fissure peut-être ? Ses doigts rugueux tâtèrent le sommet de son crâne, mais rien d'anormal ne se faisait sentir. Ses cheveux étaient toujours aussi peu soyeux, rêches. Vilkas grinça des dents. Il était dans le noir complet, et seul le rayonnement de son cristal lui permettait de distinguer une cage, une cage elle-même disposée dans un spacieux container.
« Doucement, petite bête, arrête de faire du bruit. Tu restes calme, on reste calme, d'accord ? »
La voix était grave.
« Petite, t'appelles ça petit, Viz' ? Il m'a arraché un bras avec ses dents, regarde-le, cette bête ! Je vois même pas pourquoi on lui prend pas juste son truc et on part ? Suffit de la laisser crever, il mérite pas les risques qu'on prend ! »
Cette voix, par contre, sifflante, rappelait à Vilkas de mauvais souvenirs. Ce serpent-lézard... Ah, c'était un chasseur de trésors ? Il jura. Qu'est-ce qu'il avait pu être naïf. Si seulement il l'avait achevé, ce jour-là. Mais sa mère ne voulait pas, parce qu'elle pensait qu'un lézard à trois pattes n'allait pas être bien dangereux.
Vilkas tourna la tête de droite à gauche en pensant à sa mère, huma l'air de toutes ses forces. Aucune trace d'elle. Où était-elle, bon sang. Il paniqua. Pourquoi n'était-elle pas là ? Est-ce qu'elle allait bien ? Ce n'était pas comme s'il s'attendait à une réponse lorsqu'il beugla de toutes ses forces, comme l'animal en cage qu'il était, « où est ma mère ? ». Mais la réponse vint, froide et implacable, mordant le cœur de Vilkas et ankylosant son cerveau comme le froid de Vellenge.
« Oh ta mère ? Elle t'a laissé. « il veut partir », m'a-t-elle dit, cette petite bonne femme. Alors on a exaucé son vœu ! »
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C'était sûrement un mensonge.
Vilkas se répétait cette phrase encore et encore. Sa mère ne l'aurait pas laissé. Mais pourtant, pieds nus sur les planches d'une maison abandonnée, chaînes autour de son cou, autour de ses poignets, autour de ses chevilles ; la situation ne lui laissait que cette explication.
Sa mère était forte et courageuse, pourtant. Elle aurait préféré tuer Vilkas elle-même que le laisser être emporté par des inconnus. Pourquoi n'était-elle pas là pour le sauver ? Son fils unique, aux mains de chasseurs sans scrupules.
« Alors alors. Vilkas, c'est ça ? Dommage que t'aies ce truc, non ? Tu sais, tu deviens un peu célèbre parmi nous, hein. On veut tous ce truc, là. On dit que ça a une grande valeur. On n'en a jamais vu, de pierre comme ça. Faut que tu nous la donne, hein ? Comme ça tu pourras repartir tranquille, tu seras plus traqué. Et tu pourras faire cette vie que tu veux tant, non ? Partir loin, te poser, trouver un travail convenable et penser au futur. »
Et Vilkas se mit à rire, parce qu'il avait souhaité de toutes ses forces cette vie qu'on lui promettait en échange de cette gemme.
Mais il n'aurait jamais imaginé ça.
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S'enfuir n'avait pas été une mince affaire, mais il l'avait fait. Des crocs plantés dans de la chair tendre, des griffes bleues de cobalt enfoncées dans du bois gonflé d'eau. Ses poignets étaient endoloris, ses chevilles aussi. Une fissure douloureuse barrait son dos de roche.
Il poussa les portes de sa prison, et observa l'extérieur d'un œil curieux. Il ne savait pas où il se trouvait.
Trop de lumières l'aveuglaient.
C'était une nouvelle vie ;
mais Vilkas ne demandait
qu'à rentrer.